Par Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France
Alors que les économies traditionnelles sont encore plongées dans une grave crise et qu’une partie de la pensée économique classique est remise en question, il est opportun d’examiner de quelle manière la finance alternative, et en particulier la finance islamique, peut contribuer à la reprise économique.
Ces deux dernières années, les autorités françaises, en concertation active avec les professionnels, notamment via Paris-Europlace, ont adopté d’importantes réformes pour permettre l’introduction en France de la finance respectant les principes de la Charia. En tant que gouverneur de la Banque de France, institution chargée de délivrer leur agrément aux banques françaises, je souhaiterais tout particulièrement évoquer les travaux qui sont actuellement menés dans le but d’agréer des banques islamiques dans des conditions de pleine sécurité.
La crise actuelle illustre l’effet de contagion rapide induit par la mondialisation financière. Cependant, il est important de souligner que la mondialisation financière n’est pas, en elle même, à l’origine de la crise, celle-ci ayant plutôt mis à jour des défaillances de la régulation financière. En effet, la crise a fait apparaître la nécessité de mieux évaluer et prévenir les risques au sein du système financier dans son ensemble, et de ne plus se limiter simplement à la surveillance des risques encourus par chaque établissement. Elle a montré également que certaines caractéristiques du dispositif réglementaire ont eu pour effet d’amplifier le cycle économique et non de l’atténuer.
C’est pourquoi le G20 a élaboré un ambitieux programme de réforme de la régulation financière, qui couvre quatre domaines principaux : le renforcement des normes prudentielles, la redéfinition du champ de la régulation, la révision des normes comptables et le renforcement de la gestion du risque. Ces domaines trouvent un écho puissant dans la finance islamique, qui doit elle aussi traiter les problèmes de manque de transparence, d’égalité de traitement et à d’harmonisation de la régulation. Par conséquent, la refonte de la régulation de la finance traditionnelle devrait être l’occasion pour la finance islamique de s’attaquer à ces problèmes et de mieux s’intégrer dans la mondialisation financière.
La finance islamique peut bénéficier à la fois aux investisseurs islamiques et à l’économie française
En France, en particulier, la finance islamique a un rôle à jouer, qui pourrait bénéficier à la fois aux investisseurs islamiques et à l’économie française. En effet, l’économie française offre aux investisseurs islamiques d’importantes opportunités d’investissement diversifiés dans le financement d’un vaste réseau d’entreprises et de projets souvent novateurs, ou dans l’immobilier. Ces fonds souverains, ces sociétés ou ces particuliers fortunés doivent avoir la possibilité d’investir, soit directement dans des actifs ou projets individuels, soit indirectement par le biais de fonds ou de véhicules collectifs. Il appartient aux banques d’offrir à ces investisseurs les produits, placements ou outils de financement conformes à la Charia dont ils pourraient vouloir disposer.
Quelques remarques, à présent, concernant les fonds souverains et leur lien avec la finance islamique. Si les fonds souverains ont récemment fait l’objet d’une grande attention, les plus anciens remontent aux années soixante-dix. Leur développement s’est accéléré il y a une dizaine d’années, lorsque de nombreuses économies émergentes ont commencé à accumuler un montant important de réserves de change, en raison du niveau élevé des cours du pétrole et du gaz et de la conjonction de facteurs macroéconomiques et de politiques de change. Le montant d’actifs gérés par ces fonds, qui s’élève à 3 000 milliards de dollars, représente le double de la valeur des actifs gérés par les hedge funds1. Ces chiffres sont appelés à augmenter à l’avenir, pour atteindre entre 12.000 et 15.000 milliards de dollars, selon les estimations, en 2015. Par conséquent, cette catégorie d’investisseurs joue et continuera de jouer un rôle croissant dans le système financier mondial.
On considère généralement que les fonds souverains, malgré leur manque de transparence, ont un effet stabilisateur sur le système financier mondial parce qu’ils ont des stratégies d’investissement diversifiées, qui s’inscrivent dans la durée, et ne sont pas menacés de vagues de retraits de fonds de la part de leurs clients. Les pays développés ont donc tout intérêt à attirer leurs investissements. Durant la crise, les fonds souverains n’ont pas eu le même comportement selon leur pays d’origine, mais il apparaît, d’une manière générale, qu’ils n’ont plus tendance à privilégier les marchés domestiques ou régionalement proches, comme ce fut le cas durant la première phase de la crise, et qu’ils recommencent désormais à investir principalement dans les économies de l’OCDE2. Cela vaut tout particulièrement pour les fonds souverains du Golfe, les opportunités d’investissement diversifiées dans la région étant plus rares que pour les fonds asiatiques, par exemple. Au premier trimestre de l’année 2009, l’Europe était de loin le principal destinataire des investissements des fonds souverains du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord3. Les pays musulmans, en particulier les pays exportateurs de pétrole, représentent pas moins de 51 % du total des actifs gérés par les fonds souverains. Ces fonds n’investissent pas uniquement dans les produits de la finance islamique, mais le fait de pouvoir proposer une large gamme de produits de ce type permettrait néanmoins à la France de disposer d’un important avantage comparatif en termes d’attractivité.
Une autre évolution possible de la finance islamique concerne l’activité de banque de détail, via les placements des résidents français d’origine musulmane dans les produits bancaires ou d’épargne conformes à la Charia et distribués par des banques islamiques locales. Il est difficile d’évaluer la demande potentielle, en France, pour ce type de produits. Cependant, la population cible potentielle, estimée à environ 4 millions de musulmans en France, semble prometteuse : cette population est deux ou trois fois plus importante qu’au Royaume-Uni, où la finance islamique se développe depuis plusieurs années. En outre, d’après une enquête4, plus de la moitié des personnes interrogées ont déclaré être intéressées par les produits de la finance islamique pour financer leurs logements, voitures et activités professionnelles.
Relation entre finance islamique et stabilité financière
Je souhaiterais à présent aborder la question de la relation entre finance islamique et stabilité financière, qui n’est pas une question évidente. Dans le contexte actuel de crise économique, certains experts affirment que la nature même de la finance islamique constitue un bouclier efficace contre une exposition excessive, conférant ainsi à l’économie un degré de sécurité bien plus élevé. Je doute qu’il y ait une réponse bien tranchée à la question de savoir si la finance islamique, d’une manière générale, et la banque islamique en particulier, par nature, contribuent ou non à la stabilité financière. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité sur un thème aussi ambitieux, je crois qu’il est cependant utile de rappeler brièvement les points suivants :
S’agissant de la stabilité financière, les principes fondamentaux de la finance islamique peuvent être considérés de différentes manières. Comme vous le savez, la finance islamique interdit de verser et de percevoir un intérêt à un taux fixe ou prédéterminé. À la place, ce sont les dispositifs de partage des pertes et des profits, l’achat et la revente de biens et de services ainsi que la fourniture de services moyennant commission qui constituent le fondement des contrats de la finance islamique. La finance islamique est donc systématiquement adossée à des actifs réels. Elle interdit, en outre, la spéculation ainsi que le financement de la production ou du commerce dans certains secteurs.
D’un côté, on peut considérer que ces principes contribuent à la stabilité du système financier. En effet, dans la finance islamique, l’expansion de crédits non adossés à des actifs réels est exclue et les banques ne peuvent pas initier ou accentuer un processus spéculatif. Le crédit s’appuie sur l’épargne réelle et celle-ci ne peut dégager un rendement que si elle est directement investie dans des activités productives. La finance et l’économie réelle sont étroitement imbriquées. Dans le système islamique, les banques ne peuvent ni prendre des expositions à fort effet de levier ni acquérir des produits financiers structurés risqués. Et d’ailleurs, même si le caractère islamique de leurs opérations financières n’est pas la seule explication, on peut constater que les pays pratiquant la finance islamique ont été relativement moins touchés par la crise que ceux où prévaut le modèle de la finance traditionnelle.
D’un autre côté, en revanche, les banques islamiques font peser sur le système financier des risques qui diffèrent, à bien des égards, de ceux propres aux banques conventionnelles, s’agissant par exemple du risque de liquidité, du risque opérationnel et du risque juridique. En effet, les banques islamiques se heurtent à des obstacles spécifiques dans la gestion de la liquidité, l’interdiction des intérêts ayant entraîné le sous-développement des sources de financement. De plus, le risque opérationnel et l’incertitude juridique peuvent être accentués par l’absence de normalisation des produits et le manque d’harmonisation des normes islamiques, en raison notamment des différences entre les interprétations des spécialistes de la Charia, entre les normes comptables, etc. De même, l’interdiction de financer certains secteurs limite les catégories d’actifs éligibles aux investissements, ce qui contribue à accroître le risque de concentration dans des secteurs plus sensibles à la conjoncture, tels que l’immobilier. C’est ce qui s’est passé dans certains pays du Golfe.
L’analyse des principes de la finance islamique ne permettant pas, à elle seule, de résoudre la question de la relation entre finance islamique et stabilité financière, il faut la compléter par une analyse empirique. En fait, les analyses empiriques consacrées au rôle des banques islamiques dans la stabilité financière sont peu nombreuses. Néanmoins, un document de travail du Fonds monétaire international a été publié sur la question début 20085. Les conclusions de ce document doivent être considérées comme préliminaires. À ma connaissance, toutefois, il s’agit de la première et, à ce jour, de la seule analyse empirique par pays de l’incidence des banques islamiques sur la stabilité financière, ce qui en fait tout l’intérêt.
Même si la situation peut en principe être différente d’un pays à l’autre, voire d’une banque à l’autre, l’étude aboutit aux conclusions suivantes :
– Les petites banques islamiques tendent à être financièrement plus solides que les petites banques commerciales.
– Les grandes banques commerciales tendent à être financièrement plus solides que les grandes banques islamiques.
– Les petites banques islamiques tendent à être financièrement plus solides que les grandes banques islamiques.
L’une des explications plausibles avancées par cette étude est que les banques islamiques ont beaucoup plus de difficulté à ajuster leur système de surveillance du risque de crédit lorsque leur taille augmente. Compte tenu de la faible normalisation de leur gestion du risque de crédit, le suivi des différents dispositifs de partage des profits et des pertes devient rapidement beaucoup plus complexe au fur et à mesure que le volume des opérations bancaires s’accroît.
Ces conclusions sont établies à partir de données extraites de systèmes bancaires caractérisés par une présence importante d’activités bancaires conformes aux principes islamiques. Elles ne sont donc pas strictement transposables à la France. Toutefois, et précisément parce que la France constitue un environnement bancaire conventionnel, je souhaiterais conclure par quelques remarques sur les conditions que les banques islamiques doivent satisfaire pour que leur établissement en France offre une sécurité suffisante à leurs clients et soit compatible avec le bon fonctionnement du système bancaire français. Il en va avant tout de l’intérêt des banques islamiques, mais également de celui du système bancaire.
Critères d’agrément des banques islamiques en France
En ce qui concerne l’agrément, le Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (CECEI) utilisera les mêmes critères d’appréciation que pour une banque classique : les ressources financières et la qualité de l’actionnariat ; l’honorabilité, la compétence et l’expérience adéquate des dirigeants, le niveau des fonds propres ; le plan d’activité ; l’aptitude de la banque à réaliser ses objectifs de développement, etc. De fait, le cadre français d’attribution des agréments ne prévoit pas de critères ou d’exigences spécifiques pour les banques islamiques.
Mais au-delà de ces critères d’agrément classiques, les autorités bancaires doivent s’assurer que les banques islamiques interagiront de façon aussi saine que possible avec l’environnement bancaire conventionnel qui sera le leur en France. Par conséquent, des questions essentielles doivent être traitées avant d’accorder un agrément à une banque islamique, notamment en ce qui concerne :
– Leur gouvernance, notamment le rôle du Comité Charia,
– La classification juridique des comptes d’investissement avec partage des profits et ses conséquences en termes de couverture par le système français de garantie des dépôts,
– La gestion de la liquidité et l’accès aux financements de la Banque centrale européenne, notamment l’émission d’actifs éligibles admis en garantie.
Toutes ces questions sont en cours d’examen et je ne doute pas qu’une conclusion satisfaisante sera trouvée prochainement à ces travaux.
Source : Conférence de Paris sur la Finance Islamique 29-30/09/2009 Séminaire Euromoney – Syndication : RIBH
1 La finance islamique : une solution à la crise ? (2009) E. jouini et O. Pastré, Economica
2 Monitor Group et Fondazione Eni Enrico Mattei (août 2009), Analysis of Sovereign Wealth Fund Transactions During Q1 2009
3 Monitor Group et Fondazione Eni Enrico Mattei (août 2009)
4 Enquête de l’IFOP, publiée fin 2008, menée auprès de 530 personnes d’origine musulmane, issues de milieux différents et considérées comme un échantillon représentatif de la communauté musulmane française.
5 Islamic Banks and Financial Stability : An Empirical Analysis, étude réalisée par Martin Čihák et Heiko Hesse (janvier 2008). L’analyse est fondée sur des données couvrant 77 banques islamiques et 397 banques commerciales comparables de 18 systèmes bancaires à forte présence de banques islamiques, sur la période 1993-2004.
La finance islamique a toute sa place en France