L’année dernière la DP World, société portuaire publique de Dubaï avait soumis une offre de reprise de l’opérateur portuaire britannique P&O. A cette fin, l’entreprise proposait un instrument de financement inhabituel : les sukuks. Le Coran interdisant aux fidèles de toucher des intérêts, les financiers de DP ont choisi comme parade, de coupler les profits à la rentabilité de la Ports, Custom and Free Zone Corporation de Dubai (PCFC). Cette dernière, partie prenante à la transaction, a assuré ainsi, un financement exempt de taux d’intérêt. Le gouvernement pakistanais, a quant à lui, suivi une autre voie lorsqu’il émit un emprunt de 600 millions de dollars. Au lieu de servir des intérêts, il garantit aux investisseurs religieux les gains d’une concession d’autoroute à péage. Quant aux contrats de leasing des avions de la compagnie aérienne Emirates Airways, ils sont désormais conformes aux préceptes du Coran. Les Banques occidentales de leur côté sont de plus en plus conscientes d’un marché qui se chiffre en milliards, se sont mises à la culture de la « finance halal » en lorgnant sur des taux de croissance apparemment exceptionnel et de solides perspectives.
Ci-après le texte d’un entretien du magazine tunisien L’Expression avec M. Ladislas Gallant, membre de l’équipe oeuvrant à l’international au sein de Calyon – Produits Islamiques (Groupe Crédit Agricole France).
1 – Qu’est ce que l’Islamic Banking ? Pour les fidèles, cela veut dire pas d’intérêts bancaires, mais pour vous ? Quelles sont les similitudes et les différences entre banque standard et banque islamique ?
L’islamic Banking est une manière de faire de la finance selon les préceptes de la Shari’a, la loi islamique. Il existe de nombreux principes découlant de la Shari’a encadrant les questions de l’argent, de l’investissement et de l’emprunt. Les trois principaux sont que l’argent n’a pas de valeur usurière, c’est à dire que prêter de l’argent n’a pas de cout et ne peut inclure des couts. De plus, la spéculation (qimar) est strictement interdite car pleine d’incertitudes (gharar). Enfin, il n’est pas autorisé d’investir dans des entreprises aux activités haram telles que les casinos, les fabricants de tabacs ou d’alcool ou les banques. Toutefois, la finance islamique se révèle une technique très intéressante afin d’aider au développement et au support des pays musulmans car c’est une finance qui se veut équitable, favorisant l’investissement, le développement et le partage des risques. Ainsi, la finance islamique se distingue de la finance conventionnelle par l’ensemble de ces règles régies par le Coran.
2 – Partagez-vous les pertes et les profits avec le client ?
Dans le cadre de l’investissement aux côtés d’entrepreneurs, la Shari’a propose un ensemble de principes tel que la Musharaka où le financier et l’entrepreneur partagent les profits et les pertes. C’est une idée récurrente dans la finance islamique. Ainsi, il est vrai que les banques prennent une certaine dose de risque en prenant place dans certains types d’investissement islamique. Mais elles sont aussi bénéficiaires quand c’est un succès.
3 – Le boom de la finance islamique est-il la conséquence de la flambée des prix du pétrole, ressource très abondante au Moyen-Orient ?
L’afflux d’argent au Moyen-Orient grâce au prix du pétrole est un des motifs qui a poussé au développement de la finance islamique. Cependant, son expansion vient aussi du fait que les musulmans cherchent à investir d’une manière qui soit en accord avec leur croyance. Sans cette raison, la finance islamique n’en serait jamais là aujourd’hui. La finance islamique est une industrie en pleine croissance qui est pour l’instant très petite à l’échelle mondiale mais différentes études ont montré qu’elle deviendra un élément du paysage financier à moyen terme.
4 – Kuala Lumpur en Asie et Dubaï dans le Golfe sont considérés comme les capitales tournantes de l’Islamic Banking, quels en sont les nouveaux pôles en Europe ?
Kuala Lumpur est à l’heure actuelle le principal centre financier islamique en Asie. Cependant, Singapour et Hong Kong ont aussi des aspirations. Dans le Golfe, Bahreïn est historiquement le cœur de la finance islamique mais Dubaï et plus récemment le Qatar tentent de lui ravir ce rôle. En Europe, c’est incontestablement Londres qui occupe cette position. La Grande Bretagne a fait de nombreuses modifications de ses lois afin de traiter la finance islamique et la finance conventionnelle sur un pied d’égalité. Cette initiative très novatrice n’a pas encore été suivie par d’autres pays européens. Toutefois, il ne serait pas surprenant de voir des Etats favoriser la finance islamique dans les prochaines années.
5 – Parlez-nous de vos activités sur Calyon. Quels sont vos clients ? L’importance des portefeuilles que vous gérez ? Les opérations commerciales les plus courantes ?
Calyon fait de la finance islamique depuis le milieu des années 90 mais a réellement lancé l’activité depuis 2004. Calyon opère deux types d’activités dans le cadre de la finance islamique : le financement et l’investissement. Dans le cadre du financement, Calyon prend part à des opérations de financement de projets ou de financement à l’export d’entreprises fonctionnant islamiquement. Du coté de l’investissement, Calyon propose un ensemble de produits d’investissement islamiques afin d’aider les musulmans à placer leur argent en accord avec leur croyance. Calyon étant une banque d’affaire, ses clients sont des institutions financières (banque, société d’assurance, hedge fund…) ou des entreprises de taille conséquente. D’un point de vue islamique, il s’agit principalement de banques islamiques ou d’entreprises régionales.
6 – De nouveaux concurrents sont venus se joindre aux acteurs traditionnels de la finance islamique, comme la Chine, la Russie et le Japon. Sont-ils, à votre avis, qualifiés pour cette activité ?
L’aspiration de la Chine, de la Russie et du Japon n’est au jour d’aujourd’hui qu’un projet. Il y a encore de nombreuses barrières qui se dressent devant eux (à commencer par les barrières législatives) avant qu’ils ne prennent place dans la monde de la finance islamique. Néanmoins, pour répondre à votre question, la Russie et la Chine comptent une population musulmane et il est donc tout à fait possible que la finance islamique puisse se développer dans ces pays. Quand au Japon, l’approche est différente. Le Japon considère la finance islamique comme un moyen de capter les investisseurs du Moyen orient ou d’Asie du Sud Est.
7 – La banque islamique est-elle une activité réservée aux banquiers de religion musulmane ? On dit que ces derniers, une douzaine dans le monde, sont très demandés en Occident. Est-ce vrai ?
La banque islamique est une activité réservée à tout le monde. Cependant, je pense que vous faites ici plus référence au Comité de la Shari’a. Afin d’avoir ses produits ou transactions reconnus comme islamiques, les banques mandatent des experts sur la Shari’a afin qu’ils approuvent ces transactions. Ces experts sont un peu moins de 50 dans le monde pour un nombre grandissant d’institutions faisant de la finance islamique. Il y a donc une certaine pénurie de ressource dans cette partie de l’activité. Toutefois, Calyon est fier d’avoir un Comité de la Shari’a formé d’experts très reconnus : Sheikh Nizan Yaqubi, Dr Elgari et Dr Abu Ghuddah.
8 – La banque islamique peut-elle être pratiquée par les non musulmans ? Et à quelles conditions ?
La finance islamique peut tout à fait être pratiquée par des non-musulmans. La finance islamique est une manière de faire de la finance. Ainsi, il suffit de respecter les préceptes pour pouvoir en faire. Il y a de plus en plus d’entreprises et de banques conventionnelles qui s’y intéressent comme un moyen alternatif d’investir ou de lever des fonds.
9 – Quels sont les problèmes auxquels s’exposent les banques occidentales qui pratiquent la banque islamique ?
Les banques occidentales ne rencontrent pas de problème à faire de la finance islamique et sont plutôt vues comme des acteurs essentiels. Plusieurs d’entre elles comme Calyon sont dans la région depuis de nombreuses années et sont bien implantées. Leur taille et leur expertise sont une aide précieuse pour la finance islamique car les banques islamiques sont souvent encore jeunes et moins fortes que leurs confrères conventionnels.
10 – L’Europe est un nouveau marché de l’«argent halal». La Grande-Bretagne vient de franchir le pas. Depuis quand la France pratique-t-elle ce segment d’activité financière ?
Il faut distinguer la France de ses banques. Les banques françaises font de la finance islamique depuis plusieurs années à l’étranger. Cependant, le cadre réglementaire en France ne permet pas de conduire d’activité islamique sur le territoire nationale car l’imposition ne rendrait pas l’activité rentable. La France n’a donc pour le moment pas franchi le pas malgré son importante population musulmane.
11 – On estime que d’ici 2008, le marché du crédit islamique atteindra 1,4 milliard de livres sterling au Royaume-Uni. Qu’en sera-t-il en France et dans les autres pays occidentaux ?
Le Royaume Uni a pris l’initiative de développer la finance islamique et je pense que ses voisins l’observent attentivement pour voir si celle-ci va se développer ou non. Si c’est le cas, ils prendront le pas. Toutefois, il faut tenir compte de la politique sociale de chaque pays mais aussi de la demande des musulmans.
Fériel Berraies Guigny, L’Expression (Tunisie)